Il faut tout de suite que je précise quelque chose : Idaho est un de mes groupes cultes. La venue d'Idaho à Paris pour deux concerts mirifiques à la Guinguette Pirate en décembre dernier constituait en soi un événement, puisque c'était la première fois que le groupe jouait en France, après presque 10 ans d'une existence hélas relativement confidentielle. C'est donc un samedi après-midi pluvieux, encore scotchés par le concert de la veille et totalement tétanisés, que nous sommes venus poser quelques questions à Jeff Martin, déroutant de gentillesse, à la fois timide et plein d'assurance. L'occasion de se rendre ridicules face à une hôtesse de grand hôtel, de parler anglais comme un mouton serbo-croate atteint de fièvre aphteuse, et surtout de faire le point sur la situation d'Idaho et sur leur nouvel album, Hearts of Palm, sorti ces jours-ci en France.
Cette tournée était très attendue. Pourquoi n'étiez vous pas venus en Europe jusqu'à présent?
Notre premier label, Caroline Records, ne pensait pas que cela pouvait être important. Ils étaient très prudents, et ne voulaient pas financer une tournée comme celle-ci. Quand nous avons commencé Idaho, il y avait un peu de buzz autour de ce type de musique, lente et émotionnelle, avec des groupes comme les Red House Painters. Il y avait une forme d'intérêt, mais il n'y avait pas de reconnaissance à grande échelle. Et personne ne voulait organiser une tournée européenne, ils ne voyaient pas l'intérêt. A cette époque, je n'étais pas très impliqué dans les décisions à ce niveau, et je n'ai pas vraiment défendu l'idée. Et Buzz Records (NDLR : deuxième label d'Idaho) ne pouvait pas se permettre de nous envoyer en Europe. Franchement, j'ai été surpris, je ne savais pas que l'Europe s'intéressait à nous. Comment aurais-je pu le savoir d'ailleurs, nos disques ne sont pas vraiment distribués ici, et les seuls échos que j'ai sont des mails de quelques personnes qui me disent aimer Idaho.
Il y a eu des articles sur Year After Year (NDLR : premier album d'Idaho) en France.
C'est vrai, le premier article de Libération date de cette époque, mais je ne pensais pas que cela signifiait quelque chose.
Quelle est la situation de groupe aujourd'hui ?
Une situation intéressante : en pleine évolution. Dan Seta (NDLR : seul autre membre permanent d'Idaho depuis le deuxième album) ne travaille plus avec moi. Il n'a pas vraiment quitté le groupe, mais il est très pris par son travail, il est marié et doit acheter une maison. Je crois qu'il aimerait qu'Idaho soit juste un hobby. Parce que c'est ce que le groupe a été pendant ces trois dernières années. J'ai beaucoup travaillé sur Idaho, mais Dan ne pouvait venir qu'après le boulot pour faire quelques parties de guitare, que je samplais pour les retraiter. La manière dont nous envisageons Idaho est très différente aujourd'hui. Pour lui, c'est juste un hobby, et pour moi, c'est mon activité principale. Ca n'avait pas de sens de continuer ensemble, parce que je veux faire un maximum de concerts et de tournées, et lui ne peut pas. Franchement, je peux m'en sortir seul pour enregistrer de toute façon. Il a beaucoup de talent, mais je veux explorer de nouvelles directions. Le son d'Idaho ne dépend pas de Dan, même s'il l'a influencé de manière très positive. D'autres gens ont eu de l'influence aussi, comme Terry Borden, notre bassiste sur Three Sheets to The Wind, qui est en grande partie responsable du son de cet album. Les gens avec qui je joue ont de l'influence sur la musique d'Idaho, et cela continuera, mais je ne veux plus avoir de relation de "partenaires" avec qui que ce soit. Je peux innover et créer une musique originale tout seul, et c'est comme ça que je vais fonctionner à l'avenir. John Berry, le guitariste originel d'Idaho, m'a proposé de m'aider à gérer le groupe, et lui et sa copine se sont retrouvés impliqués dans la création de ce label Idaho Music avec moi.
Ils se sont occupé de tout, et ils ont mis en place des choses géniales : ils ont trouvé un distributeur en Amérique, monté cette tournée… John s'occupait donc de gérer le groupe, et à partir du moment où Dan ne pouvait pas assurer cette tournée, c'était naturel que John le remplace. Alors il a fait du mieux qu'il a pu, il n'était pas prêt pour cette tournée, mais maintenant ça va, il se débrouille très bien. Donc il va probablement continuer à jouer avec nous quand nous partons en tournée. Mais il n'a pas vraiment d'implication créative dans la musique. Je ne sais pas ce qui va se passer dans les prochains mois, mais je vais probablement rentrer à la maison et enregistrer un EP pour le sortir au printemps.
Depuis Year After Year, ta musique a beaucoup évolué. Il y avait plus de distorsion, et l'ensemble sonnait plus "rock". Les morceaux sont plus construits aujourd'hui, plus arrangés. Est-ce une évolution volontaire ?
Je pense que je prends de la maturité, et que mes goûts ont changé. Je me sentais un peu perdu à cette époque, et ma musique était donc plus désespérée. Mais c'était il y a longtemps, tout le monde change. Je ne pense pas que j'aurais pu faire d'autres albums avec ce genre d'ambiance et de son. C'était un disque excessif, très lourd. Je n'ai pas les mêmes préoccupations aujourd'hui, je suis beaucoup plus vieux et beaucoup plus sage. Je trouve que c'est un bel album, et si John et moi refaisions un disque ensemble, il sonnerait probablement un peu comme ça. Une grande partie du son et de l'ambiance de Year After Year, ce côté sombre et romantique, vient de John et lui ressemble davantage. Certaines chansons sur l'album, comme Skyscrape ou God's green earth, viennent de moi et ressemblent davantage à ce que j'ai fait ensuite. Mais la plupart des chansons les plus "lourdes" sont des idées de John que j'ai un peu arrangées et sur lesquelles j'ai mis du chant et de la basse.
Idaho est une sorte de groupe culte en Europe. Est-ce que cette situation te convient ou aimerais-tu être davantage reconnu et avoir un public plus large?
Bien sûr que j'aimerais. Je ne savais pas qu'on s'intéressait à nous en Europe. Je ne sais pas en quelle proportion, mais je serais ravi d'avoir un peu plus de reconnaissance, qui ne le serait pas? J'aimerais vendre plus d'albums, j'aime bien venir en Europe, j'aimerais peut-être même y vivre un jour. Il y a beaucoup plus de curiosité et d'ouverture en Europe pour le genre de musique que nous faisons. Nous avons un public en Amérique, mais il est très restreint, et je préfère faire des concerts ici que là-bas. Nous ne sommes pas vraiment dans l'ambiance là-bas. Je suis très heureux de faire cette tournée et d'avoir de bons échos, et je me rends compte que l'Europe est un territoire très vaste que nous n'avons pas du tout exploré, et que nous devrions le faire. Il faut que je fasse plus de concerts, parce que ce n'est pas quelque chose de naturel pour moi. Même sur cette tournée, les débuts n'ont pas été très agréables, et je trouvais que nous n'étions pas très bons. Mais maintenant ça commence à aller. Ce serait une excellente chose pour nous de prendre l'habitude de venir jouer ici. Mais je crois que si Idaho avait trop de succès (et avec le genre de musique que nous faisons, je ne pense pas que ça arrivera à court terme), je ne sais pas comment je réagirais, parce que j'aime bien l'isolement et l'anonymat que procure le fait de jouer de la musique non mainstream. Je tiens à ma vie privée, et je ne veux pas en arriver à devoir gérer le côté communication du succès, ou les responsabilités qu'on vous impose quand on vend plus de disques.
Est-ce pour cette raison que tu as créé le label Idaho Music ? Pour être libre, pour ne dépendre d'aucune structure ?
Oui, mais il faut dire aussi qu'aucun label n'était vraiment intéressé par Idaho. En fait je ne cherchais pas vraiment de nouveau label. Nous avions eu une mauvaise expérience avec Buzz records, les petits labels ont leurs problèmes. Les labels américains que j'aime sont un peu trop "dans le coup" pour nous. Nous ne sommes pas un groupe dans le coup. Nous ne sommes pas un groupe style Matador. Ce n'est pas facile de définir Idaho, et les bons labels indés en Amérique ne savent pas trop quoi faire de nous. Nous voulions voir ce qui se passerait si nous sortions le disque nous-mêmes. John m'a convaincu que ce serait bien d'essayer, parce que pour une fois nous récupérerions vraiment une partie des bénéfices générés par le disque. Et avec Internet, c'est plus facile de se lancer là-dedans maintenant. Jusqu'à présent, les ventes en Amérique ne sont pas très bonnes, mais c'est difficile à évaluer pour l'instant. C'est vraiment dommage que nous ne puissions pas faire distribuer le disque ici, mais nous allons essayer. La distribution en France n'est pas facile, mais nous trouverons un moyen (NDLR : c'est chose faite puisque l'album Hearts of Palm est distribué en France par Poplane). D'un côté, j'aimerais bien signer chez Dreamworks ou ailleurs et que quelqu'un d'autre s'occupe de tout, mais pour l'instant, sortir le disque nous-mêmes est une bonne chose. Nous avons appris plein de choses sur la manière dont ça fonctionne, et nous connaissons beaucoup plus de gens dans ce milieu.
Ta musique semble de plus en plus personnelle. Est-ce que les autres membres d'Idaho apportent des idées ou des sons ?
En fait, le seul autre membre d'Idaho sur les trois derniers disques était Dan Seta. Il apportait des parties de guitare ou des lignes de basse, et je les travaillais pour en faire des chansons. En fait, il n'y a pas vraiment d'influence extérieure. Dan apportait des textures sonores et des accords, mais jamais une chanson complète. Je suis assez doué pour prendre une idée brute et l'utiliser comme base pour une mélodie ou autre chose. Les musiciens interviennent pour une partie du morceau, pour leur instrument. Joey Waronker, par exemple, qui joue avec Beck et REM, écrit ses propres parties de batterie. En général, je ne dis pas aux gens quoi jouer. La meilleure chose à faire est de laisser les gens faire ce qu'ils font le mieux. Melissa Auf Der Maur avait ses idées, il y a cette chanson sur Alas où elle parle, et c'est quelque chose qu'elle fait très bien donc je l'ai laissée le faire. Je ne suis pas très directif avec les gens qui travaillent avec moi. Mais j'ai eu quelques mauvaises expériences en travaillant avec certaines personnes dans le passé. Si je m'implique trop avec quelqu'un, ça devient vite un peu perturbant, et j'aimerais travailler seul en majeure partie.
Les paroles sont aussi très personnelles, parfois même obscures.
C'est le moins qu'on puisse dire, en effet (rires) Je n'aime pas écrire des paroles. Je n'ai jamais été très doué avec les mots. Quelque chose se passe quand j'écris les textes, que je ne contrôle pas consciemment. Avec le recul, je vais me dire "tiens, c'est intéressant". Mais les idées ne viennent pas naturellement. Je ne raconte pas d'histoires, je ne parle pas ouvertement de ma vie ou de la vie de quelqu'un d'autre. Je ne veux pas être trop direct ou trop évident. J'aime les paroles qui ont des significations multiples. Elles doivent correspondre à une sorte de vérité enfouie quelque part en moi. La façon dont elles sonnent est également très importante. C'est la partie la plus difficile du processus de composition, je redoute même parfois de m'y mettre. Mais je ne passe pas beaucoup de temps sur les textes.
Tu sembles être très attentif au son, sur scène. Il y a de longues pauses entre les morceaux, durant lesquelles tu accordes tes guitares, tu charges les sons du sampler etc…
Une des raisons pour lesquelles c'est si long, c'est que je n'ai pas apporté tout le matériel que j'utilise normalement. Habituellement, je n'ai qu'à appuyer sur un bouton. Les guitares se désaccordent très rapidement, car ce sont des guitares à 4 cordes et que j'utilise plein d'accordages différents. Bon, je suis perfectionniste. Si je n'entends pas bien la musique sur scène, je n'arrive pas à chanter juste. Il faudrait que je sois moins exigeant parce je suis tellement perfectionniste que c'est dur pour moi d'être sur scène. J'essaie de faire tout ce que je peux pour que l'ensemble sonne bien. Malheureusement, j'ai besoin de temps pour accorder les guitares et obtenir les bons sons. Je suppose que cela nuit un peu au déroulement du concert. Mais je n'arrive pas à faire autrement sur scène pour l'instant. Idaho n'a jamais été destiné à être un groupe de scène. Je veux laisser de bons disques, et les concerts sont juste des événements périphériques, ce n'est pas la chose la plus importante pour moi. Ca devrait changer à l'avenir, parce que je pense que c'est un bon exercice pour moi de sortir de chez moi, de voyager et de faire tout ça. Ca améliorera ma musique, à terme.
Ta musique est souvent considérée comme triste. Personnellement, je la trouve de plus en plus sereine. Est-ce que cela reflète des changements dans ta vie ?
Sereine est un mot adéquat, je pense. Quand j'ai commencé Idaho, j'étais un peu perdu, très fragile. Je me préoccupais vraiment de ce que les gens pensaient de moi, je me rebellais contre mes parents, contre les symboles de l'autorité. Depuis, je me suis détaché du regard des autres. Je n'ai jamais eu de problème de drogue, mais j'étais très dépendant de l'alcool. Je suis beaucoup plus sain maintenant, dans tous les domaines, et je me sens beaucoup plus en paix. La musique reflète probablement cet état de fait. Il y a toujours des progrès à faire, mais je me trouve beaucoup mieux maintenant.
Depuis Alas, l'électronique semble faire son apparition dans ta musique. Est-ce un aspect que tu souhaites développer?
Oui, je veux développer le côté électronique dans ma musique, et créer cette espèce de musique atmosphérique en utilisant les ordinateurs. Je pense que pendant un temps, le nouvel enjeu, le nouveau territoire à explorer, c'était d'abandonner le format rock'n roll, et d'explorer de nouvelles voies. Les possibilités sont vraiment sans limites en musique. Mais je veux aussi faire le contraire, et enregistrer énormément de choses en live, ne pas avoir autant de contrôle sur le processus d'enregistrement. Il se passe quelque chose de très particulier quand tu sais que tu dois enregistrer en une prise. Alors je veux faire les deux. J'ai envisagé de n'être plus que "Jeff Martin" et non pas Idaho, mais je pense que ce serait une erreur. Peut-être que "Jeff Martin" pourrait être le côté studio, et qu'Idaho serait plutôt comme un vrai groupe, mais je ne sais pas encore.
Idaho est souvent comparé à des groupes comme Low, les Red House Painters ou American Music Club. Est-ce que tu te sens proche de ces groupes ?
Il y a une intention générale qui est similaire. Mais je suis un peu isolé, je pense. Je n'ai rien entendu qui me fasse vraiment penser à Idaho. Je ne suis pas en train de dire que nous sommes hyper originaux ou novateurs, mais il y a quelque chose qui isole Idaho dans son propre monde, d'une certaine façon. Je suis d'accord avec tous ces groupes, mais je ne vois pas de groupes plus récents pratiquant le même genre de musique. Notre époque est très intéressante. Je crois que beaucoup de choses vont se passer dans les prochaines années. Il y aura de grands changements. John passait ce groupe, Mogwai, dans la voiture. J'aime beaucoup. Ils sont très organiques et très rock, mais en même temps c'est plus profond, ça va plus loin.
Ne penses-tu pas que le fait d'appartenir à une scène identifiée pourrait t'aider à tourner davantage, à jouer dans des festivals etc… ?
Probablement. Mais ce n'est pas le style d'Idaho. Nous n'y avions pas pensé à l'origine, mais Idaho est un nom parfaitement adéquat pour le groupe, parce que l'Idaho aux USA est un état isolé et lointain. Ce serait évidemment bénéfique pour nous d'être associés à une scène, mais je ne pense pas que cela arrivera. Nous allons essayer de passer dans quelques festivals cet été, mais c'est difficile de nous mélanger avec d'autres groupes.
Comment vois-tu le futur d'Idaho?
Je vais continuer. J'aimerais bien faire des musiques de films ou de pubs si je peux. Mais c'est un monde où il est difficile d'entrer, parce que c'est un réseau très fermé, et je n'ai pas vraiment de contacts. Ce serait bien pour moi de gagner un peu d'argent comme ça. Mais Idaho, ou Jeff Martin en solo, continueront à faire des disques. Cela commence à peine. J'ai le sentiment d'avoir beaucoup travaillé et progressé avec ces disques, il y a eu des moments merveilleux mais je crois que ça sera encore mieux à l'avenir. Je pense que je serais plus prolifique et que les disques commenceront à avoir un meilleur son. Je ne suis pas du tout au bout du rouleau ou essoufflé. Je suis à cours d'argent, mais d'un certain point de vue c'est probablement une bonne chose. Ce sera intéressant pour moi d'être obligé de trouver un moyen de gagner plus d'argent avec ma musique. Mais je ne permettrai pas que cela affecte ma musique elle-même en quoi que ce soit. Jusqu'à présent, personne n'a vraiment pris en main Idaho comme il faut sur le plan promotionnel. Il doit bien y avoir plus de public pour nous quelque part. Alors je vais m'impliquer davantage dans la promotion, ce que je ne faisais jamais avant.
Tu as un site web. Est-ce qu'Internet a changé, ou va changer, quelque chose pour toi?
Je veux améliorer le site web, en faire un moyen pour les gens d'acheter les disques d'Idaho. Ce sera vraiment bien si je peux rendre ce site plus informatif. Je trouve que c'est un outil génial. Je ne crois pas que nous aurions pu créer notre label sans cela.
Propos recueillis par Loik, photos de Guillaume.
Un grand merci à Stéphane de Bandido / Telescopic.
this interview is/was online at Pop News
and is available here for archival purposes only