Idaho
Levitate
(Idaho Music / Pop Lane)
«Quand je ferme les yeux, je vois une caisse sombre dans laquelle je suis enfermé. Impossible d'en sortir. Levitate, c'est ce sentiment de claustrophobie.» Jeff Martin ne va pas mieux, et c'est presque une bonne nouvelle. Impossible pour l'auteur-compositeur et homme à tout faire d'Idaho de ressembler à autre chose qu'à un ectoplasme inadapté: «Je ne fais pas grand-chose en ce moment. Je me lève tôt, prends une douche froide, nourris mes deux chiens et mon chat, puis je fais une demi-heure de yoga et j'avale une énorme tasse de café. Après, je me mets au piano. Ou je pars faire les boutiques, parce que je porte les mêmes fringues depuis des années; il est temps d'en changer. Ou de nettoyer mon studio, car c'est le vrai bordel. Je crois que quelque chose est en maturation. Je dois pouvoir maintenant ranger une pièce correctement.» Il existe un vrai paradoxe qui colle au cas Idaho: plus l'homme se perd, plus sa musique gagne en profondeur. Plus elle se peaufine, moins elle semble intéresser le public.
A côté de la plaque. L'an dernier, tandis
que le groupe se produit en concert à la Guinguette Pirate durant deux
soirs, rendez-vous immanquable pour une poignée d'irréductibles patientant
au-devant de la petite scène de la péniche, Jeff Martin passe son temps à
manipuler les fils du bout des doigts, la peur au ventre (de se faire
griller la cervelle par un court-jus). Sous deux lampions et entre deux
roulis, Idaho joue et se plante quelquefois: «Nous ne faisons pas
beaucoup de concerts. Nous revenons d'une tournée aux Etats-Unis réduite à
quelques cafés de Boston et à une ou deux universités sur la côte Est. En
fait, on n'est pas tellement demandés, ce qui n'est pas un mal, car ces
voyages sont toujours épuisants.»
Le bonhomme semble toujours un
peu à côté de la plaque. Pourtant, c'est sûrement de cette maladresse
chronique, comme s'il jonglait en permanence avec une pierre brûlante, que
naît la vraie singularité d'Idaho: produire une musique qui n'intègre
aucun schéma préformaté, exempte de toute politique mercantile, quitte à
se tirer une balle dans le pied.
Récemment, Jeff Martin a annulé une
nouvelle tournée en France. Après les attentats du 11 septembre et la
crise qui toucha la Swissair (compagnie qui devait les acheminer), le
groupe a préféré ne pas venir, par peur de se retrouver bloqué en Europe.
Pourtant, l'événement, juste avant la sortie de Levitate, aurait pu
avoir des conséquences heureuses sur l'auditoire: «Ma musique n'est pas
très accessible, j'en ai conscience. A l'avenir, je ne pense pas faire des
morceaux plus ouverts, même si c'était bien que le cercle s'ouvre un tout
petit peu. Financièrement aujourd'hui, c'est très dur.»
Extrême ralenti. Une fois au piano, ou guitare en main, au Jeff Martin franchement empoté succède le Jeff Martin talentueux et surproductif. En cela, Levitate est un album indispensable. Des onze titres à la tristesse gaie qui le composent, aucun ne se détache vraiment. For Granted, qui débute comme un final de marathon à bout de souffle, se cambre parfois sous les harangues d'une guitare électrique. Orange est un vrai bijou, centré sur un piano en boucle et des ânonnements zen. A l'opposé, Come Back Home recèle une vraie préciosité, de cordes hésitantes et de soupirs; tandis que Casa Mia incarne un Idaho brut: au piano, le mentor y récite une ballade ralentie à l'extrême, comme si ses doigts n'étaient pas sûrs de pouvoir poser la note suivante.
Droit des animaux. Même si l'album s'inspire directement des précédents, Levitate sonne, pour Jeff Martin, comme une «étape»: «J'ai envie de mener un projet solo. ça peut paraître paradoxal, vu que je fais déjà tout dans Idaho. Mais j'aimerais réaliser un album plus apaisant, que les gens pourraient écouter pour se détendre.» S'y ajoutent une nouvelle production d'Idaho, un DVD du groupe et des visuels, histoire d'assurer à Jeff Martin quelques années de travail, qui, si elles ne lui permettent pas de vivre royalement, devraient lui occuper les mains (et l'esprit) un bon moment: «Il m'est impossible aujourd'hui d'arrêter. Mais, si je devais quand même m'y résoudre, je crois que j'œuvrerais dans une association qui milite pour les droits des animaux.».
Bruno Masi
this review is/was online at Lost Songs And Other Blues
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